mercredi 4 août 2010

Science, Politics and Gnosticism de Eric Voegelin

Le philosophe canadien Eric Voegelin apporte un éclairage original sur la modernité. La modernité, selon lui, est influencée en profondeur par un gnosticisme d'un genre nouveau dont la filiation avec les diverses sectes antiques serait directe. La lecture de son essai intitulé Science, Politics and Gnosticism ainsi que de quelques uns de ses autres écrits - tous regroupés dans l'ouvrage édité par ISI Books - permet une vue d'ensemble de sa pensée, que je m'autorise à résumer trop rapidement dans les quelques lignes qui suivent.

L'auteur dessine au commencement de son œuvre la limite à tracer entre philosophie et doxa, brouillée selon lui dans notre ère moderne. La philosophie politique, fondée par Platon et Aristote, se construit ainsi sur l'idée d'une vérité accessible au-delà des opinions subjectives (doxa), ce qui suppose que l'on puisse questionner les prémisses sur lesquelles se fondent ces dernières. La situation de la philosophie politique dans nos sociétés modernes a cependant changé du tout au tout, dans la mesure où la doxa a supplanté et pris les habits de la philosophie, au moyen de ce que Voegelin nomme « l'interdiction des questions » : le penseur censure purement et simplement toute interrogation sur les fondements de son raisonnement. Les exemples sont multiples, que ce soit chez Hegel, Marx ou Nietzsche. Les écrits du jeune Marx en offrent notamment un exemple assez édifiant ; à la question de l'origine de l'homme, dont dépend la stabilité de son édifice idéologique, entièrement bâti sur l'idée d'une création de l'homme par lui-même, Marx répond simplement qu'une telle question est une « impossibilité pratique [...] pour l'homme socialiste ».

En censurant toute contradiction pertinente, les auteurs en question travestissent la philosophie en doxa, c'est-à-dire en gnose. En lieu et place d'une construction imparfaite, le penseur gnostique bâtit une pure spéculation intellectuelle présentée comme une connaissance définitive. Voegelin perçoit dans ce procédé un rapport avec le gnosticisme ancien : la réalité doit être écartée car le monde est fondamentalement mauvais, créé par un démiurge malfaisant dans le but de piéger et d'enfermer l'homme. L'être humain goûte enfin la connaissance des choses que lui offre le serpent, libérateur méconnu d'une humanité volontairement maintenue dans l'ignorance par le dieu stupide et mauvais de la Genèse.

La perversion de la philosophie en gnose est explicitement entreprise dans la Phänomenologie de Hegel. Alors que la philosophie prétend s'approcher de la connaissance - d'où l'amour (philo) de la connaissance (sophia) - la gnose hégélienne revendique la possession de la connaissance elle-même (gnosis). Ce n'est qu'au prix d'un jeu de mots que le penseur allemand présente son système sous le nom de philosophie et de science. La prétention au savoir absolu, irrationnelle en ce qu'elle est impossible, se fonde en réalité sur un sentiment de révolte contre le monde et son créateur. Le penseur gnostique, dans sa volonté de transformer l'ordre des choses, doit d'abord tuer Dieu afin de rendre son projet à la portée du surhomme qui vient. Ainsi, dans les plus fameuses pages du Gai savoir, la divinité que recherche Nietzsche une lanterne à la main n'est pas le Dieu mort sinon le surhomme à venir. Le fait est pourtant que l'on ne peut transformer l'homme sans le détruire ; c'est pourquoi à la mort de Dieu ne peut suivre que la mort de l'homme.

Voegelin étudie avec précision dans Ersatz religion les mouvements gnostiques modernes, dont les principes découlent à la source de la perversion de l'idée chrétienne de perfection. Si l'idéal chrétien ne peut être atteint que dans l'au-delà, les gnostiques modernes vont au contraire le rendre immanent, c'est-à-dire tenter de le réaliser au cours même de l'histoire humaine.

La poursuite de l'idéal de perfection comprend deux composantes, l'une téléologique - puisqu'il s'agit d'atteindre un but - et l'autre axiologique - en ce que ce but est considéré comme le plus grand. Les mouvements gnostiques modernes donnent plus ou moins d'importance à l'un et à l'autre : certains, à l'instar du progressisme de Kant ou de Condorcet, s'attachent aux moyens de parvenir à un état de perfection, sans avoir une compréhension nécessairement claire de cet ultime but ; d'autres, à l'exemple des courants utopistes, se concentrent plutôt sur la définition même du monde parfait. Thomas More, dans son Utopie, dresse ainsi les plans d'une cité idéale dont la réalisation ne pourrait être concrétisée qu'à condition d'ignorer l'orgueil (superbia) des hommes, pourtant profondément inscrit en leurs cœurs - ce dont l'humaniste anglais, au contraire d'autres, était certes conscient. Dans le dernier cas, que Voegelin nomme "mysticisme actif", une importance est également conférée aux deux aspects téléologique et axiologique, alors tous deux rendus immanents. Comte et Marx appartiennent à cette catégorie, en décrivant à la fois avec précision le monde parfait et les moyens de l'atteindre.

Le gnosticisme moderne trouve également ses racines dans la pensée de Joachim de Flore, découpant l'histoire en trois âges et annonçant la venue d'un âge de l'Esprit, post-chrétien et supérieur en ce qu'il suit et dépasse un âge du Fils débuté avec la mort du Christ. La progression de l'humanité vers un âge idéal, le mythe d'un troisième monde et l'annonce prophétique d'un monde nouveau se retrouvent ainsi dans tous les mouvements gnostiques modernes, dont le but premier reste de détruire le monde tel qu'il est pour en bâtir un idéal.

Un tel projet, s'il est considéré comme à la portée de l'homme, ne peut en réalité l'être en aucun cas ; le penseur gnostique ne peut construire son système qu'en présentant une vision faussée de la réalité, purgée de ce qui fait barrage à la construction du monde nouveau qu'il appelle de ses vœux. La constatation de ce simple fait amène Voegelin à rechercher les causes de cette omission volontaire sur le plan psychologique. Le fait traduit selon lui une insatisfaction profonde vis-à-vis de nos connaissances sur nous-mêmes et sur le monde, nécessairement partielles et contestables. A toute vérité incertaine, le gnostique préfère une contre-vérité certaine, ayant l'apparence de la sûreté et de la stabilité.