lundi 13 septembre 2010

Psychologie des foules

Cependant, une expérience très simple qu'Erich von Holst a faite autrefois avec des vairons, nous montre que ce point de vue ne se justifie guère. Von Holst enleva à l'un de ces petits poissons la partie antérieure du cerveau, siège - chez ces poissons du moins - de toutes les réactions assurant la cohésion de l'essaim. Le vairon ainsi opéré voit, mange et nage comme ses congénères normaux. La seule propriété qui l'en distingue c'est qu'il lui est parfaitement indifférent de perdre son essaim, sans qu'aucun de ses compagnons le suive. Ce qui lui manque, c'est cette hésitation et inquiétude que montre un poisson normal qui, bien que désirant intensément nager dans une direction choisie, se retourne pourtant après quelques mouvements vers les autres membres du groupe et se laisse influencer par le fait qu'ils le suivent ou non. Au poisson décérébré par von Holst, tout cela était parfaitement égal. S'il apercevait de la nourriture ou pour n'importe quelle autre raison, il se mettait délibérément en marche, et voilà que tout l'essaim le suivait. Grâce à son infirmité, l'animal opéré était devenu le chef incontesté !
Konrad Lorenz, L'agression

mercredi 4 août 2010

Science, Politics and Gnosticism de Eric Voegelin

Le philosophe canadien Eric Voegelin apporte un éclairage original sur la modernité. La modernité, selon lui, est influencée en profondeur par un gnosticisme d'un genre nouveau dont la filiation avec les diverses sectes antiques serait directe. La lecture de son essai intitulé Science, Politics and Gnosticism ainsi que de quelques uns de ses autres écrits - tous regroupés dans l'ouvrage édité par ISI Books - permet une vue d'ensemble de sa pensée, que je m'autorise à résumer trop rapidement dans les quelques lignes qui suivent.

L'auteur dessine au commencement de son œuvre la limite à tracer entre philosophie et doxa, brouillée selon lui dans notre ère moderne. La philosophie politique, fondée par Platon et Aristote, se construit ainsi sur l'idée d'une vérité accessible au-delà des opinions subjectives (doxa), ce qui suppose que l'on puisse questionner les prémisses sur lesquelles se fondent ces dernières. La situation de la philosophie politique dans nos sociétés modernes a cependant changé du tout au tout, dans la mesure où la doxa a supplanté et pris les habits de la philosophie, au moyen de ce que Voegelin nomme « l'interdiction des questions » : le penseur censure purement et simplement toute interrogation sur les fondements de son raisonnement. Les exemples sont multiples, que ce soit chez Hegel, Marx ou Nietzsche. Les écrits du jeune Marx en offrent notamment un exemple assez édifiant ; à la question de l'origine de l'homme, dont dépend la stabilité de son édifice idéologique, entièrement bâti sur l'idée d'une création de l'homme par lui-même, Marx répond simplement qu'une telle question est une « impossibilité pratique [...] pour l'homme socialiste ».

En censurant toute contradiction pertinente, les auteurs en question travestissent la philosophie en doxa, c'est-à-dire en gnose. En lieu et place d'une construction imparfaite, le penseur gnostique bâtit une pure spéculation intellectuelle présentée comme une connaissance définitive. Voegelin perçoit dans ce procédé un rapport avec le gnosticisme ancien : la réalité doit être écartée car le monde est fondamentalement mauvais, créé par un démiurge malfaisant dans le but de piéger et d'enfermer l'homme. L'être humain goûte enfin la connaissance des choses que lui offre le serpent, libérateur méconnu d'une humanité volontairement maintenue dans l'ignorance par le dieu stupide et mauvais de la Genèse.

La perversion de la philosophie en gnose est explicitement entreprise dans la Phänomenologie de Hegel. Alors que la philosophie prétend s'approcher de la connaissance - d'où l'amour (philo) de la connaissance (sophia) - la gnose hégélienne revendique la possession de la connaissance elle-même (gnosis). Ce n'est qu'au prix d'un jeu de mots que le penseur allemand présente son système sous le nom de philosophie et de science. La prétention au savoir absolu, irrationnelle en ce qu'elle est impossible, se fonde en réalité sur un sentiment de révolte contre le monde et son créateur. Le penseur gnostique, dans sa volonté de transformer l'ordre des choses, doit d'abord tuer Dieu afin de rendre son projet à la portée du surhomme qui vient. Ainsi, dans les plus fameuses pages du Gai savoir, la divinité que recherche Nietzsche une lanterne à la main n'est pas le Dieu mort sinon le surhomme à venir. Le fait est pourtant que l'on ne peut transformer l'homme sans le détruire ; c'est pourquoi à la mort de Dieu ne peut suivre que la mort de l'homme.

Voegelin étudie avec précision dans Ersatz religion les mouvements gnostiques modernes, dont les principes découlent à la source de la perversion de l'idée chrétienne de perfection. Si l'idéal chrétien ne peut être atteint que dans l'au-delà, les gnostiques modernes vont au contraire le rendre immanent, c'est-à-dire tenter de le réaliser au cours même de l'histoire humaine.

La poursuite de l'idéal de perfection comprend deux composantes, l'une téléologique - puisqu'il s'agit d'atteindre un but - et l'autre axiologique - en ce que ce but est considéré comme le plus grand. Les mouvements gnostiques modernes donnent plus ou moins d'importance à l'un et à l'autre : certains, à l'instar du progressisme de Kant ou de Condorcet, s'attachent aux moyens de parvenir à un état de perfection, sans avoir une compréhension nécessairement claire de cet ultime but ; d'autres, à l'exemple des courants utopistes, se concentrent plutôt sur la définition même du monde parfait. Thomas More, dans son Utopie, dresse ainsi les plans d'une cité idéale dont la réalisation ne pourrait être concrétisée qu'à condition d'ignorer l'orgueil (superbia) des hommes, pourtant profondément inscrit en leurs cœurs - ce dont l'humaniste anglais, au contraire d'autres, était certes conscient. Dans le dernier cas, que Voegelin nomme "mysticisme actif", une importance est également conférée aux deux aspects téléologique et axiologique, alors tous deux rendus immanents. Comte et Marx appartiennent à cette catégorie, en décrivant à la fois avec précision le monde parfait et les moyens de l'atteindre.

Le gnosticisme moderne trouve également ses racines dans la pensée de Joachim de Flore, découpant l'histoire en trois âges et annonçant la venue d'un âge de l'Esprit, post-chrétien et supérieur en ce qu'il suit et dépasse un âge du Fils débuté avec la mort du Christ. La progression de l'humanité vers un âge idéal, le mythe d'un troisième monde et l'annonce prophétique d'un monde nouveau se retrouvent ainsi dans tous les mouvements gnostiques modernes, dont le but premier reste de détruire le monde tel qu'il est pour en bâtir un idéal.

Un tel projet, s'il est considéré comme à la portée de l'homme, ne peut en réalité l'être en aucun cas ; le penseur gnostique ne peut construire son système qu'en présentant une vision faussée de la réalité, purgée de ce qui fait barrage à la construction du monde nouveau qu'il appelle de ses vœux. La constatation de ce simple fait amène Voegelin à rechercher les causes de cette omission volontaire sur le plan psychologique. Le fait traduit selon lui une insatisfaction profonde vis-à-vis de nos connaissances sur nous-mêmes et sur le monde, nécessairement partielles et contestables. A toute vérité incertaine, le gnostique préfère une contre-vérité certaine, ayant l'apparence de la sûreté et de la stabilité.

vendredi 30 juillet 2010

Pensée du jour, VI

Beaucoup de maîtres prônent l'amour comme ce qui est le plus haut, tel saint Paul quand il dit : « Quelque tâche que j'entreprenne, si je n'ai pas l'amour je ne suis rien ». Mais je mets le détachement encore au-dessus de l'amour. D'abord pour cette raison : le meilleur dans l'amour est qu'il m'oblige à aimer Dieu. Or c'est quelque chose de beaucoup plus important d'obliger Dieu à venir à moi que de m'obliger à aller à Dieu, et cela parce que ma béatitude éternelle repose sur ce que Dieu et moi devenions un.

La seconde raison pour laquelle je mets le détachement au-dessus de l'amour est celle-ci : si l'amour m'amène au point de tout endurer pour Dieu, le détachement m'amène au point de n'être plus réceptif que pour Dieu.

L'homme qui est complètement détaché est tellement ravi dans l'éternité que rien de passager ne peut plus l'amener à recevoir une sensation corporelle. Il est mort au monde parce que rien de terrestre ne lui dit plus rien. C'est cela que saint Paul avait en l'esprit quand il disait : « Je vis et ne vis pourtant pas. Le Christ vit en moi »
Maître Eckhart, Du détachement

mercredi 28 juillet 2010

Rêves et composition musicale

La sortie d'Inception de Christopher Nolan - qu'il me reste d'ailleurs à voir - me paraît présenter une bonne occasion pour parler à nouveau de mes aventures oniriques et plus particulièrement de mes épisodes créatifs. J'ai déjà abordé le problème du rêve lucide et de la créativité en son sein dans un billet précédent, rapportant simplement une courte réflexion de Leibniz à ce propos. Le fait de se retrouver dans un environnement onirique qui semble de par sa complexité et son agencement avoir été pensé est toujours chose surprenante. Si la beauté des paysages et l'incroyable réalité des sensations peuvent nous étonner, plus surprenante est encore la création artistique - spécifiquement musicale - permise par les rêves lucides. Ces derniers ont beau être en soi déroutants, nous pouvons ceci étant facilement concevoir que le cerveau puisse recycler l'ensemble des images enregistrées dans notre mémoire depuis notre naissance, et ainsi nourrir nos rêves de villes, de paysages et de personnages inconnus.

Il est beaucoup plus difficile d'admettre que le cerveau puisse créer ex nihilo de la musique. C'est pourtant l'expérience que j'ai faite. En réalité, deux cas de figure se sont présentés à moi au cours de mes voyages oniriques. Dans la première situation, j'étais simplement saisi d'une grande inspiration et composait avec aisance - je me suis même souvenu d'un air au réveil, rapidement oublié mais dont j'ai pu attester l'originalité. Dans la seconde situation, autrement plus étrange, mon rôle était purement passif ; la musique venait d'une source extérieure et habillait mon rêve comme la bande son d'un film, à l'instar de ces notes mystérieuses que percevait dans son agonie Ivan Lourine, le compositeur mourant dépeint par Dino Buzzati dans Duel à mort. J'ai parfois été suffisamment conscient et réfléchi pour remarquer à quel point cette musique était complexe en plus d'être belle.

La lecture de forums consacrés aux rêves lucides m'a appris que je n'étais évidemment pas le seul à avoir connu cette expérience. En outre, il n'est pas exact de circonscrire le phénomène aux seuls rêves lucides ; lors de la phase d'endormissement, ou dans les minutes qui suivent le réveil, quelque part entre rêve et réalité, notre aptitude à créer et à composer semble étrangement développée. Je ne me risquerais pas à apporter l'embryon d'une explication à ce curieux phénomène, mais on pourrait dire en tout cas que nos rêves lucides semblent parfois puiser dans les eaux d'une source intarissable.

jeudi 15 avril 2010

Pensée du jour, V

J’ai parlé en mon cœur, disant : Voici, je suis devenu grand et j’ai acquis de la sagesse plus que tous ceux qui ont été avant moi sur Jérusalem, et mon cœur a vu beaucoup de sagesse et de connaissance ; et j’ai appliqué mon cœur à la connaissance de la sagesse et à la connaissance des choses déraisonnables et de la folie. J’ai connu que cela aussi, c’est la poursuite du vent. Car à beaucoup de sagesse, beaucoup de chagrin ; et qui augmente la connaissance, augmente la douleur.
Ecclésiaste, 1:16-18